Conduite par Jérôme Noetinger et parue dans Revue & Corrigée no.133 – Septembre 2022

Introduction par Jérôme Noetinger : Je me souviens de l’édition 1996 du festival Musique Action. Lê Quan Ninh y jouait des percussions chaque jour, ou presque, sur une période de quasi deux semaines, à chaque fois dans des projets différents. L’occasion pour le directeur du festival de l’époque, Dominique Répécaud, de montrer que voir/écouter un artiste une fois ne signifie pas qu’on en a fait le tour, et encore moins dans le cadre de pratiques liées à l’improvisation. Ce qui m’avait vraiment scotché, c’était l’impression de redécouvrir le musicien chaque soir, de vivre l’improvisation, d’en ressentir toutes les vibrations, et donc de partager une pratique, signe d’un art de la maîtrise. Son instrumentarium actuel, et ce depuis plusieurs décennies, se concentre sur une grosse caisse qui rayonne comme une membrane de haut-parleur inversée, surface d’une multitude d’opérations vibratoires, espace virtuose d’une infinité de possibles. Le musicien et l’homme, Lê Quan Ninh, ont toujours été pour moi synonymes de radicalité – au sens premier de prendre les choses par la racine –, avec une position tranchée sur la musique et son organisation sociale et économique. Position qui a muté avec le temps (une autocritique, ont dit certains blagueurs), pour laisser place à une certaine sagesse, qu’il partage avec Martine Altenburger, notamment au sein de l’association Ryoanji et ses nombreuses activités dans le département de la Creuse. On précisera pour finir qu’il est également impliqué bénévolement dans la revue, dont il a notamment développé le site internet.

Jérôme Noetinger – Je suis en train de lire le livre de Guigou Chénevier sur l’histoire d’Étron Fou Leloublan. Je découvre que ce dernier, 12 ans d’âge à l’époque, est devenu batteur suite à un mensonge fait à sa première amoureuse ! Au-delà de cette anecdote, ça m’intéresse toujours de connaître le déclencheur originel : ce qui a bien pu t’amener à jouer des percussions, depuis plus de 40 ans maintenant…

Lê Quan Ninh – Je ne me souviens plus à quel âge exactement j’ai commencé à jouer de la percussion mais c’était au tout début de l’adolescence, donc probablement vers 12 ou 13 ans. Cela fait donc plutôt près d’un demi-siècle maintenant. J’étudiais le piano déjà depuis l’âge de sept ans avec une formidable jeune professeure, Claudine Mellon, dont la pédagogie n’était pas basée sur l’inévitable Méthode rose qui sévissait à cette époque mais sur les Mikrokosmos de Béla Bartòk. Un copain qui suivait aussi ce cours s’était inscrit en classe de percussion et a tenté de me persuader d’y entrer aussi. Je n’avais pas d’attirance particulière pour cet instrument, mais la présence d’une jeune fille blonde de mon âge dans cette classe m’a convaincu d’accepter l’invitation. Las, la famille de cette jeune fille, prénommée Céline, a déménagé deux ou trois mois après. Mais je suis resté dans la classe, qui était dirigée par un membre de l’Orchestre des gardiens de la paix, Rolland Peyré. Tout cela se passe dans une petite école de musique dans la lointaine banlieue ouest de Paris… Au départ, je ne prenais pas ces nouvelles études très au sérieux, mais ce professeur me faisait suffisamment confiance pour par exemple m’envoyer le remplacer jouer la batterie avec une accordéoniste pour des bals du samedi soir. Il a senti quelques dispositions de ma part, assez pour me suggérer de m’inscrire dans la classe de Sylvio Gualda au conservatoire de Versailles, classe que j’ai intégrée à l’âge de 16 ans.

Surprenant parallèle avec l’exemple de Guigou ! Donc intégrant la classe de Sylvio Gualda, tu te retrouves, j’imagine, face au répertoire contemporain (Stockhausen, Xenakis, Boulez, Carter), que ce musicien interprétait avec brio ?

La classe était assez classique, conduisant à pouvoir devenir percussionniste d’orchestre ; Sylvio Gualda était premier timbalier solo de l’Opéra de Paris. C’est seulement dans les deux dernières années du cursus qu’on devait travailler par exemple les Pièces pour timbales d’Elliott Carter, Zyklus de Stockhausen et bien sûr Psappha de Xenakis, deux pièces que Gualda avait données en création. On travaillait aussi les parties de xylophone des Sept Haïkaï de Messiaen, ou la Sonate pour deux pianos et percussions de Bartòk qu’il jouait fréquemment en compagnie de Jean-Pierre Drouet et des sœurs Labèque [1]. Nous allions le voir en concert, évidemment, et c’était toujours très impressionnant tant au niveau de la qualité sonore qu’au niveau de son exceptionnelle énergie au service d’une grande précision. Je me souviens particulièrement d’un concert en solo à l’église Saint-Merry à Paris où il interpréta les 14 Stations de Marius Constant et Máy de Nguyễn-Thiên-Đao, également deux pièces qu’il a créées. Par contre, on était plongés dans le récit perpétuel de sa carrière au gré de son exaspérante tendance à l’autocongratulation… Mais c’est dans cette classe que j’ai rencontré pour la première fois la musique de John Cage.

Oui, un peu comme dans les pires classes de musique électroacoustique où il fallait passer par un ou deux ans de solfège avant de toucher à une machine. Contradiction totale, et peut-être aussi peur d’une nouveauté qui remettait en question les rôles et statuts sociaux du compositeur et de l’interprète ? J’imagine qu’avec John Cage, ça allait encore plus dans cette direction ? Te souviens-tu d’une composition en particulier ? Je connais pas mal de compositeurs qui découvrant sa musique avec 4’33 » n’ont jamais pu le considérer autrement que comme un fin farceur (hélas pour eux).

Pour les besoins d’un concert de fin d’année, on avait monté une pièce de John Cage, je ne suis pas sûr à 100 % que c’était la Second Construction. J’ignore si c’est Sylvio Gualda qui l’avait suggérée, ou si cette idée était venue d’un.e élève. Quoi qu’il en soit, c’est ainsi que j’ai découvert et joué une composition de celui qui allait par la suite sérieusement infléchir mon parcours.

Avant de parler de cette inflexion, j’aimerais savoir comment s’est effectué le passage de l’interprète de musiques contemporaines et autres à celui d’improvisateur : y a-t-il eu un déclenchement, une rupture, ou bien les deux pratiques ont-elles joyeusement cohabité ? 

Parallèlement aux études à Versailles, je suivais en quelque sorte des « cours du soir » bien différents, à savoir les très nombreux concerts de free-jazz et de musique improvisée qui étaient programmés dans des lieux très divers de Paris et de la banlieue parisienne. Rappelons la période : la fin des années 70. J’avais été initié au free-jazz par un copain de lycée qui possédait une grande collection de disques et une excellente chaîne hi-fi. Son père, sans en être membre, était proche du Parti communiste français, qui soutenait ce mouvement musical pour des raisons idéologiques. De plus, j’avais plusieurs petits boulots, certains quotidiens, d’autres hebdomadaires, et l’un d’eux consistait à jouer pour un cours de danse contemporaine que donnait une amie, Rachel Gozlan. C’est dans ce cours que j’ai commencé à improviser, et comme je n’avais pas les moyens d’acheter tout un ensemble d’instruments, je me contentais de travailler avec un seul tom-tom et deux petites cymbales chinoises que j’avais acquises parce qu’elles étaient bon marché. Avec un si petit instrumentarium, il fallait que je trouve des solutions pour ne pas m’ennuyer à répéter constamment la même chose : c’est ainsi que j’ai commencé à développer un jeu d’associations des cymbales sur la peau du tom-tom, en privilégiant la recherche de sonorités plutôt que le marquage du tempo, qui de toute façon était chanté/compté par Rachel. Et 45 ans plus tard, je suis toujours sur cette voie… Mais c’est plus tard, après le conservatoire, que j’ai commencé à improviser avec appétit. Tout d’abord en duo avec un guitariste étonnant, Jean-Christophe Aveline. Nous avons autoproduit une cassette, Briques, dont j’ai toujours les bandes 4 pistes d’origine et le master sur cassette Metal. Nous jouions en duo mais aussi en trio, avec un saxophoniste dont j’ai hélas oublié le nom, soit dans la rue soit dans divers lieux alternatifs de la mouvance libertaire. Puis j’ai rencontré le clarinettiste Misha Lobko qui venait de sortir un disque en duo avec Trần Quang Hải, Shaman [2]. J’ai fait partie de son sextet, avec Christine Janvier, Didier Petit, Ida Helene Heidel et Rosine Feferman, sextet qui en 1985 a sorti l’album Rituals [3] : mon premier disque de musique improvisée. Misha Lobko a par la suite organisé une décade de musique improvisée à la galerie Maximilien Guiol à Paris, et m’a proposé de jouer en duo avec Daunik Lazro dont j’étais un fan absolu… Tout ça pour dire que mes activités d’improvisateur débutant sont, à l’époque, complètement simultanées à mon activité d’interprète dans divers ensembles de musique contemporaine. J’ai toujours mené ces deux activités de manière parallèle, séparée pour ainsi dire, et ce jusqu’en 2006 où, avec Martine Altenburger, nous avons formé l’ensemble]h[iatus permettant de réunir les deux disciplines.

Tu as donc vécu une époque où l’on imaginait que le changement culturel avait une influence sur le changement social et vice-versa, une époque, puisque tu parles du PCF, où la Fête de l’Humanité n’avait pas peur de programmer Mingus, Area, Magma, Soft Machine, Sun Ra, Étron Fou Leloublan… Époque bien révolue. Il y a toujours un précipice presque infranchissable entre engagement politique et engagement artistique. Et c’est hélas pareil, voire pire, me semble-t-il, dans le milieu anarchiste que, je le sais, tu as longtemps fréquenté ?

Je ne sais pas si c’est pire dans le milieu anarchiste, mais en effet je ne cesserai jamais de m’étonner du fait que les idées révolutionnaires ne sont pas considérées par celles et ceux qui les pensent comme pouvant avoir des conséquences dans le champ artistique, et particulièrement dans le champ musical. Ou qu’il ne vient pas à l’esprit des militants de se demander pourquoi les artistes qu’ils adorent ont signé chez Virgin ou Universal. Personne dans ces milieux ne semble s’apercevoir que, en deçà des paroles – parce qu’il faut toujours qu’il y ait un message – la musique elle-même suit l’éternelle litanie des multiples petites variations d’un système tonal rabâché à l’envi, finalement un ordre établi. De quoi cette dichotomie est-elle le nom ? L’absence de culture musicale se revendiquerait-elle comme révolutionnaire ? Trois accords majeurs de guitare ultra-saturée, même joués de manière abrupte, portent-ils une rupture formelle propre à imaginer un autre futur ? Je n’ai pas de réponse à ces questions, parmi tant d’autres, qui pourtant viennent se cogner à mon entendement. Les pistes de réponse sont peut-être du côté des fonctions à la fois sociales et individuelles que l’on assigne à la musique, liées à l’activité de l’oreille et de la mémoire… Mais revenons à l’époque où les articles qui paraissaient dans l’Humanité Dimanche à propos du free-jazz par exemple faisaient figure de manifestes, et où Jazz Magazine abritait des plumes qui précisément mettaient en lumière comment certaines musiques reflétaient un urgent besoin de changement de société et de valeurs. Pour moi, alors à peine sorti de l’adolescence, et pour bien d’autres de mes relations, l’improvisation libre était un champ d’expériences dont nous avions l’impression qu’il dessinait les contours d’une utopie en action, déjà au niveau des relations non hiérarchiques entre nous, une mise à plat des fonctions instrumentales dans le groupe, et des conséquences sonores qui résultaient de cette manière de nous organiser. L’esthétique en quelque sorte provenait de la manière égalitaire que nous tentions de mettre en place – même si à mon niveau, j’en étais encore à tenter d’imiter quelques aînés qui m’impressionnaient et que nos tentatives étaient sans doute maladroites et peu abouties. En tout cas, je sentais à quel point nous étions portés par un vent qui associait esprit révolutionnaire et recherche artistique. A posteriori, j’ai l’impression que tout était plus simple (simplifié ? simpliste ?). Aujourd’hui, je n’y comprends plus rien. D’autant que, vivant à la campagne depuis maintenant 15 ans, loin des scènes qui se développent en ville, je n’ai plus vraiment à qui parler et débattre, quelqu’un qui pourrait me permettre de briser le cercle de mes réflexions propres, agrémentées de mes lectures solitaires – si ce n’est bien sûr Martine Altenburger, ma compagne (et collègue). Bref, aujourd’hui, je patauge ahuri dans mes petites aliénations. D’où un abandon progressif des questionnements, au profit de la contemplation.

Il reste aujourd’hui qu’une jeune génération de musiciens et musiciennes développe ses pratiques en dehors des circuits institutionnels, dans des squats, des festivals alternatifs, des soirées presque privées… Toutes et tous ne sont pas tombé.e.s dans le moule culturel hérité des années Lang. La volonté révolutionnaire s’est peut-être estompée, mais une volonté de vivre autrement a vu le jour… Ta réponse me fait penser à cette conférence que tu avais donnée au 102, lors des 30 ans de cet espace alternatif grenoblois : il y était question de musique et d’anarchie, et tu commençais par faire écouter un chant révolutionnaire avec une musique on ne peut plus banale, suivie d’un extrait de Music of Changes de Cage (sauf erreur de ma part). As-tu redonné cette conférence depuis ?

Je n’ai jamais redonné cette conférence, dont le sujet était « John Cage, anarchiste », que j’avais choisi du fait qu’elle devait se tenir le 1er mai et où je tentais de montrer justement comment une certaine idée de l’anarchisme pouvait avoir des conséquences radicales dans la forme même d’une œuvre artistique, comment celle-ci pouvait être en adéquation totale avec ce qui la sous-tend. Ce n’était pas Music of Changes que j’avais mise en miroir avec un chant révolutionnaire anarchiste, mais la première des Freeman Etudes pour violon seul. Je viens de me rendre compte que ce choix était loin d’être anodin, car si Freeman vient du nom de la dédicataire, la photographe Betty Freeman, cela veut dire « homme libre ». Pour Cage, il s’agit toujours de créer des processus qui permettent une « anarchie de sons », où chacun de ceux-ci est centré sur lui-même sans être assujetti à une hiérarchie relationnelle. En tout cas, cela soulève la question de savoir d’où pourraient émerger une telle pratique et une telle mise en œuvre : ni Paul Zukofsky qui a créé ces Etudes, ni Irvine Arditti qui en a donné une version époustouflante et stimulante, n’a joué cette œuvre dans un squat, loin s’en faut…

Peut-être faudrait-il commencer par simplement le leur demander ??? Faire émerger de telles pratique et mise en œuvre, n’est-ce pas un peu ce que vous vous employez à faire avec l’association Ryoanji, notamment à travers le festival Le Bruit de la Musique qui cette année fêtera sa 10e édition ?

La chose est simple, mettre en présence diverses aventures musicales et artistiques sur un territoire où celles-ci n’ont pas eu beaucoup l’occasion de s’y déployer : le département de la Creuse et alentours. Ce qui est plus compliqué, c’est de relier cette mission avec celle de garantir, aux artistes que nous invitons et à notre équipe, la protection sociale à laquelle ils et elles ont droit. C’est la raison pour laquelle nous faisons appel aux institutions et aux organismes dont la mission est de soutenir ce type de démarche. Il y a donc le « où » géographique, le territoire sur lequel nous vivons et créons des liens, et le « où » culturel au sens institutionnel du terme, c’est-à-dire comment on trouve à articuler notre démarche avec les politiques culturelles. Le fait est qu’à notre grand étonnement, cette articulation est possible et enrichissante. Nous continuerons tant qu’elle sera possible. Il y a le festival Le Bruit de la Musique, qui est annuel, mais aussi beaucoup d’actions durant l’année : plusieurs séries, Æntre(s), A Bruit Secret, Le Bruissement du Temps, etc. ; des actions pédagogiques sur le long terme en relation avec des écoles et des EHPAD ; et des rendez- vous ponctuels, comme des séances ou des promenades d’écoute, des « discutes ». Tout ça se fait, autant que possible, en relation avec d’autres forces vives du département, dans le but simple de rendre plus familier aux uns, aux unes et aux autres un foisonnement artistique qui serait quasi absent sans cela. Mettre en présence pour rendre familier, c’est un peu notre programme – sinon notre slogan.

Et ainsi de bien montrer encore une fois que le principal problème de ces pratiques – si problème il y a – est celui de la diffusion, de la mise en relation. Après, qu’on apprécie ou pas, c’est autre chose, c’est de l’ordre de la liberté individuelle, mais au moins savoir que cela existe. Ceci dit rendre familier, rendre habituel à quelqu’un, pose aussi la question de ce que l’on montre ou donne à écouter, bref de ce que l’on programme. Nos pratiques n’échappent pas à certains stéréotypes, dont celui du mâle blanc virulent et dominant. Comment arrivez-vous à mixer l’artistique et ces questions sociales ?

Avec la foi ! Et un certain nombre de conséquences qui en découlent. La foi, sans rapport à la raison donc, c’est de considérer chaque personne comme ayant une origine qui se situe en deçà de ce qui la distingue, que ce soit au niveau de son histoire personnelle, de ses opinions, de sa sensibilité, de sa condition sociale, de son genre, de son identité etc. C’est ce que je nomme, par défaut, « l’origine poétique », ou tout simplement la poésie. La plus importante conséquence est qu’il n’y a de place ni pour le mépris ni pour les a priori sur chacun et sur chacune. C’est d’ailleurs ainsi que des rencontres émouvantes ont eu lieu depuis que nous avons commencé à organiser des « moments d’écoute partagée ». De manière pratique, nous organisons depuis 2009 un grand nombre d’événements dont l’entrée est gratuite, d’autres dont le prix d’entrée est minime, et nous proposons une adhésion à l’association qui donne droit à la gratuité. Tout cela se fait aussi en aval d’un travail de terrain si commun mais si nécessaire : des ateliers de pratique et d’écoute dont je parlais plus haut. Si nous n’avions pas cette foi, nous ne pourrions garder la constance qui est la nôtre. Nous avons conscience par expérience que si nous arrêtions, cela ne ferait aucune vague. D’où peut-être une autre conséquence : la délicatesse.

Cette délicatesse dont tu parles, je la ressens vraiment dans l’ensemble ]h[iatus, et dans la façon que vous avez de partager improvisation et composition. En tant que spectateur, c’est étonnant comme c’est perturbant, comme cela remet en cause l’acte culturel de l’écoute,la mienne en tout cas, et j’ai partagé cette sensation avec plusieurs personnes du public. Il y a un moment où l’on ne sait plus si on écoute la composition ou l’improvisation, votre travail fait disparaître cette opposition un peu stérile et datée entre les pratiques sans nier leurs différences. J’aimerais savoir comment cela se passe de l’intérieur, du point de vue du faire, comment on passe de l’une à l’autre, et quelles sont les influences réciproques directes ou pas d’une telle juxtaposition ? 

L’ensemble est né après que j’ai résolu la question du « hiatus », justement, entre improvisation et composition. À cette occasion, je me suis rendu compte à quel point j’étais stupide : il m’avait fallu 25 ans pour d’une part reformuler cette question, et d’autre part accueillir naturellement la réponse. Dans ce hiatus, il y a nous, tout simplement, nous qui passons d’une discipline à l’autre, nous qui sommes « sur le terrain du sonore » [4], soutenus ou non par une pensée compositionnelle. De manière concrète, la plupart de nos concerts n’ont aucune interruption entre les pièces, qu’elles soient composées ou improvisées. Nous les concevons comme un seul moment d’écoute, ou disons que d’instant en instant, on peut traverser divers états (de matières, de silence, d’agissements etc.). Aussi, nous ne donnons pas l’ordre du programme ni même la composition de celui-ci ; nous ne le dévoilons qu’à la fin du concert. C’est un peu comme si nous mettions à côté d’un tableau l’étiquette indiquant le nom de l’artiste seulement après que le public l’a vraiment regardé. C’est peut-être un peu binaire, mais c’est remettre la sensation avant l’information. La façon dont nous appréhendons cette traversée est sans doute différente pour chacun des membres de l’ensemble. Pour ma part, je concentre mon attention sur les circonstances : quand nous improvisons je le fais avec les circonstances présentes, qui regroupent déjà tellement de paramètres en mouvement (nos parcours, notre attention, nos intentions, nos motivations, nos limites, notre vocabulaire, notre faculté d’adaptation, l’acoustique, le volume du lieu, son aspect etc.), et quand nous interprétons une pièce composée, je dois combiner une circonstance ajoutée (la composition en question) aux circonstances présentes. La subtilité c’est de les faire se confondre. En fait, c’est juste une question d’attention, de toucher, de soin apporté au matériau et à ses conséquences dans l’espace acoustique. Ceci dit, ce que j’ai constaté, c’est que l’attention nécessaire à l’interprétation permet une clarification presque naturelle du jeu improvisé, une précision de l’écoute et du discours qui en découle. Et la précision est une valeur qui m’est très chère, à la fois au sens sentimental et au sens économique : cela « coûte », en engagement et en présence.

J’aimerais revenir sur John Cage qui, comme tu l’as dit, a « sérieusement infléchi ton parcours ». Peux-tu nous décrire cette inflexion ? Loin d’être un spécialiste du Monsieur, il m’a toujours semblé douter de l’improvisation, surtout celle liée au free-jazz, la considérant comme une fausse liberté, une simple boîte à outils. Ceci dit, je me suis toujours demandé s’il n’avait pas non plus une certaine distance vis-à-vis des Afro-Américains ?

Sur cette dernière question, ô combien complexe, il est sans doute utile de se plonger dans les écrits d’Anthony Braxton [5] et de George E. Lewis [6], ou bien de revoir le film sur Cecil Taylor réalisé par Gérard Patris et Luc Ferrari [7]. Peut-être moins connue que la performance documentée avec Sun Ra, qui était d’ailleurs à l’initiative de la rencontre, celle où John Cage joue en 1965 avec le quartet de Joseph Jarman, qui avait lu et admirait le livre Silence [8]. Sans oublier la déclaration de Sun Ra après la rencontre à Coney Island en 1986 : « Nous parlons tous les deux de la même chose en un sens, nous parlons du bonheur » [9]. Un épisode en tout cas continue de résonner dans mes propres questionnements : lors de la présentation de saison de la Scène nationale de Saint-Quentin-en-Yvelines en 2011, j’étais avec Olivia Grandville pour parler de notre projet sur Ryoanji de John Cage. Parmi les autres artistes invités, il y avait le dramaturge et metteur en scène Dieudonné Niangouna. À l’écoute de son discours si prégnant, je ne pouvais m’empêcher de mesurer la différence d’approche de nos urgences respectives, leurs mises en jeu, leurs nécessités et leurs conséquences. Peut-on ou doit-on les mettre en perspective ? Reste que la question du silence comme privilège se posait à nouveau, à la lumière d’autres urgences qui sont cette fois sociales et politiques, et qui devancent peut-être l’urgence poétique que j’évoquais plus haut – à moins de les prendre en compte dans leur cohabitation et simultanéité, ce qui évite les comparaisons, souvent synonymes de compétition… Je remonte dans ta question : la réticence de John Cage concernant l’improvisation est bien connue. Cependant son opinion à ce sujet avait changé à la toute fin de sa vie. Après avoir entendu une version d’une des trois pièces de la série ¢Composed Improvisation, il a déclaré en substance : « la gêne que j’avais sur l’épaule concernant l’improvisation est en train de disparaître » [10]. Quant à l’inflexion qu’a provoquée la musique de John Cage sur mon parcours, je pourrais dire aussi « bouleversement », et dans le même temps, confirmation de ce qui était en germe à l’époque. Je dis souvent que je vis encore dans le « bruit de fond cosmologique » d’un big bang précis : la performance de la compagnie de Merce Cunningham avec les musiciens John Cage, David Tudor et Takehisa Kosugi au Théâtre de la Ville à Paris en 1984. Petit aparté, c’est à la même période que je vois The CIVIL warS de Bob Wilson (j’en écrirai même une critique dans Le Monde libertaire), et que je découvre les chorégraphies de Pina Bausch, d’Alwin Nikolais, de Carolyn Carlson et de la compagnie Sankai Juku ! Bon, finalement, je n’aurais pas dû évoquer ce sujet, parce que le saisissement que j’ai vécu pendant et depuis ce spectacle de la compagnie Cunningham est très personnel, et en parler relèverait de l’impudeur.

Et pourquoi donc ? Parler du saisissement, c’est je pense une façon de se mettre au diapason de son interlocuteur, il y a de l’honnêteté et de la force à avouer un déclenchement, qu’il survienne à l’écoute d’une musique à la radio, d’un documentaire télévisé, d’un concert ou d’un spectacle, ou même d’une manifestation réprimée par les forces de l’ordre (joli pléonasme). Il n’y a rien d’impudique, juste l’indication d’un commencement. J’ai le souvenir d’avoir vu tout gamin à Saumur un spectacle de Carolyn Carlson avec une musique de Pierre Henry, et j’étais tout émoustillé par les corps de ces danseuses et danseurs en académique. Quoi qu’il en soit la chorégraphie et la musique étaient là, elles m’ont marqué, et c’était un événement populaire, à une époque où on prenait un peu moins les gens pour des cons (même si déjà Pierre Henry savait flairer l’odeur de l’argent). Bref… Pour en revenir à Cage, on peut aussi parler de sa réaction plus qu’énervée face à Julius Eastman lors de son interprétation de Song Books en 1975 à Buffalo… Bon, je zappe et je passe à autre chose, parce que les questions s’accumulent et il m’en reste encore. Parmi les musiciens avec qui tu peux jouer plus ou moins régulièrement, il y a Michel Doneda, avec lequel tu as commencé à pratiquer dès la fin des années 80. Je me souviens d’avoir lu, ou de t’avoir entendu dire, que dans une telle relation il n’y avait plus rien à prouver à l’autre, et qu’alors la musique pouvait vraiment commencer.

Je ne reviendrai pas sur ma rencontre avec Michel Doneda en 1986 : les lectrices et les lecteurs qui ne connaîtraient pas cette histoire peuvent s’en remettre au texte que j’avais écrit pour le livret de notre enregistrement en duo, Aplomb [11]. Je suis loin d’être sûr d’avoir dit que nous n’avions plus rien à prouver l’un à l’autre ; il n’a jamais été question entre nous d’une compétition ou de la recherche d’un satisfecit mutuel. Mais en effet, toutes ces années de pratique en duo nous font découvrir une fluidité dans notre relation sonore qui nous étonne nous-mêmes. C’est comme si, bien au-delà d’un dialogue, nous étions acteurs d’un environnement : nous ne répondons ni ne réagissons à ce que fait l’autre, mais partageons une écoute à la fois véloce et sereine de ce qui se produit du fait de notre présence, et ce bien au-delà d’une volonté de musique, d’une volonté esthétique ou d’un désir de communication. C’est comme si nous pouvions « descendre d’un cran » pour découvrir les agissements du son, plutôt que de déployer un discours musical. Bien sûr, en surface nous déployons une forme de solfège commun, mais en rester à cette surface, ce serait comme ne regarder que le doigt qui pointe la lune.

Ces « agissements du son », justement, ils existent dans l’instant de leur création mais aussi dans le futur de leur fixation. Je sais que tu ne cours pas après les enregistrements, car pour te citer « tu n’as pas cette disposition particulière à vouloir documenter le moindre de tes faits et gestes musicaux » ; tu considères même la tentation qu’ont certains improvisateurs de beaucoup enregistrer comme une « tentation morbide ». N’envisages-tu pas le disque comme une autre scène, un autre espace musical, une autre possibilité de diffuser une pratique… l’écoute domestique devenant alors un autre espace de concert ? Ou bien pour toi les disques ne font-ils que gâcher le paysage ?

Pour commencer à répondre simplement, on peut dire que je participe à ce gâchis – si tant est qu’il ait lieu – étant donné la cinquantaine d’enregistrements à mon actif. Écouter un enregistrement c’est, pour paraphraser Jean Cocteau à propos du cinéma, n’écouter qu’une petite mort au travail, et c’est comme se contenter de ne contempler avec son ouïe que des surfaces de temps. On peut bien sûr le faire en connaissance de cause, et c’est ce que nous faisons tous. Mais écouter du son dans l’espace où il est présent et écouter ce même son enregistré, c’est-à-dire déplacé du lieu où il a été émis vers un autre lieu, d’une circonstance à une autre, à travers deux médiums différents, ce sont deux expériences distinctes (et complémentaires), autant que sont distincts le fait de composer et celui d’interpréter, ou celui de composer et celui d’écouter, par exemple. Ce sont deux endroits, deux territoires à explorer distants l’un de l’autre. Tout ceci est bien banal, mais c’est précisément cette banalité qui toujours m’étonne. Sous la surface du temps du son, j’ai le sentiment d’une profondeur de sa présence qui n’apparaît que dans un « étant là » dépassant toute information, sentiment d’autant plus fort que la mort et non le récit de la mort se manifeste d’instant en instant dans une région marquée par ses coordonnées uniques : un point dans l’espace et un point dans le temps réunis dans l’écoute qui fuit constamment. La tentation morbide dont je parlais à l’époque n’affronte pas le réel de la mort – apparition/disparition – mais se contente d’une griffure sur sa surface. Pourtant il ne saurait y avoir de profondeur sans surface, et réciproquement peut-être. J’ai bien conscience en disant cela que je continue à patauger dans mes aliénations.

Tu as très tôt investi le champ informatique appliqué au musical ou à d’autres dispositifs sonores. Mais je t’ai rarement vu lier les deux instrumentalement sur scène. Considères-tu l’informatique comme un simple outil, quoique avec des possibilités presque infinies, ou comme une possible extension de l’instrument ?

J’ai commencé à m’intéresser à l’informatique musicale et essentiellement à l’interactivité en 1993 lorsqu’avec le Quatuor Hêlios nous avions commandé une pièce à George E. Lewis. Contre toute attente il a proposé une pièce, Virtual Discourse, pour un prototype de Don Buchla, le Lightning II, un contrôleur MIDI piloté par deux baguettes à infrarouge permettant d’agir sur tous les paramètres MIDI possibles à distance et sans contact. George, ayant perçu mon intérêt pour cet environnement, m’a parlé du logiciel Max tout en indiquant que c’était un logiciel pour étudiants, lui-même n’écrivant qu’en langage Forth dont il disait qu’il était le plus poétique des langages de programmation ! J’ai donc commencé avec la version 2.0.5 de Max distribuée sur disquettes et mon intérêt était principalement tourné vers la confection de logiciels pouvant « écouter » un instrumentiste et pouvant proposer un environnement sonore en conséquence, à la manière, toute proportion gardée, du programme Voyager de George E. Lewis. J’avais la chance de bénéficier des connaissances d’un chercheur en mathématiques, Philippe Besse, qui m’a fait entrevoir les possibilités de modélisation de comportements musicaux. Si j’ai arrêté de m’investir plus avant dans cette voie c’est tout simplement parce que mes connaissances en mathématiques sont bien trop limitées. Aujourd’hui, je ne touche à Max que pour les besoins pragmatiques de certains projets comme par exemple lorsqu’avec l’ensemble Hiatus nous avons monté les 55 pièces du Laboratorium de Vinko Globokar. Certaines de ces pièces nécessitent des traitements du signal spécifiques, d’ailleurs irréalisables à l’époque de leur composition, et qu’il m’a fallu concevoir dans Max. Mais j’ai la chance désormais de laisser ce type de conception et de réalisation logicielles à deux grands maîtres en la matière, Mathieu Chamagne et Julien Rabin, au gré des projets que j’imagine et auxquels je participe comme récemment le spectacle A l’Ombre des Nombres. Tu me demandes si l’informatique est pour moi un simple outil. Cela me ramène sur ma représentation des outils, réels ou « virtuels », et des objets en général. Je ne sais si c’est le fait d’utiliser un certain nombre d’objets et d’instruments en tant que percussionniste mais je dois établir un rapport de confiance avec eux, qui vient d’une proximité et d’une familiarité à force de les utiliser et de les manipuler. Ils deviennent des compagnons sur lequels je peux compter. Comme je l’ai évoqué dans mon abécédaire, ils « s’illuminent » en quelque sorte par le fait même du rapport que j’entretiens avec eux. Aussi bien les instruments de travail que les ustensiles de la vie quotidienne appartiennent à une cosmogonie personnelle en mouvement. Même un ordinateur est un objet porteur d’une présence du fait même que je l’utilise, que je m’adresse à lui en tant qu’outil, en tant que medium pour une action. C’est notre relation qui se met à exister, à vibrer, manifestation de l’ensemble des coïncidences qui fait que nous co-existons dans le temps et dans l’espace. J’ai lu quelque part qu’en Corée, des shamans donnent des cérémonies pour « accueillir » au sein de l’entreprise une simple photocopieuse. Aussi ridicule que cela puisse paraître pour certains, c’est quelque chose que je comprends complètement.

J’ai eu la chance de suivre ton travail depuis quelques décennies et j’ai constaté que la réduction de ton dispositif allait de pair avec le développement d’un évènement sonore dont la complexité et la richesse évoquent les possibles infinis du studio électroacoustique. Peut-on parler d’une influence de la musique électroacoustique sur ton jeu ?

Indéniablement. Et cela remonte sans doute à la découverte de la percussion qui m’avait fait entrevoir un monde de timbres plutôt qu’un monde de notes. On peut dire que je n’ai cessé depuis de glisser vers le sonore tout en m’éloignant de la musique et les concerts gratuits du GRM à la Maison de la Radio dans les années 70 m’auront profondément marqué ainsi que mon court passage dans la classe de Jean Schwarz au conservatoire de Gennevilliers où l’on écoutait des œuvres toutes fraîches sur leur support d’origine à savoir la bande magnétique. La stupéfaction que j’ai ressentie alors à l’écoute de De Natura Sonorum de Parmegiani ne s’est jamais tarie et cette œuvre reste un modèle dans ce que je tente de développer avec la percussion. Il est comme un solfège d’autant que cette œuvre est sous la forme d’une suite d’études. Aujourd’hui encore je reste ému à l’écoute du geste musical de Parmegiani que l’on peut entendre au travers des épaisseurs de souffle selon le nombre de bandes magnétiques mis en jeu à tel ou tel moment. Mon attirance pour l’articulation et la précision a sans doute été façonnée par ce travail réalisé dans le studio électroacoustique.
Mais aujourd’hui, c’est principalement l’écoute de l’environnement qui travaille lentement mais sûrement mon approche de l’instrument et par voie de conséquence ce qui en sort. A part justement les enregistrements, en disque ou en ligne – et j’en écoute beaucoup – je n’ai que peu d’occasion dans ma région d’écouter en concert les musiques dont il est question dans cette revue, à part évidemment au gré des événements que nous organisons, ce qui d’ailleurs a été notre première motivation. Par la force des choses, mon écoute s’est naturellement tournée vers l’extraordinaire activité sonore alentours, notre maison étant isolée et entourée de forêts et de prairies. « Et c’est même la musique que je préfère » [12].

[1] Voir le disque paru chez Ertao en 1972 (STU 0642)
[2] Didjeridou Records, DJD 01, 1982
[3] The Misha Lobko Sextet, Rituals, Leo Records, LR 141, 1985
[4] Texte de présentation de l’ensemble]h[iatus écrit en 2006
[5] Anthony Braxton, Tri-Axium Writings, trois volumes édités par Frog Peak Music en 1985, réédifiés en coffret en 2020.
[6] George E. Lewis, A Power Stronger Than Itself : The AACM and American Experimental Music, University of Chicago Press, 2009.
[7] Les Grandes Répétitions de Gérard Paris et Luc Ferrari. 5 documentaires pour la télévision réalisés entre 1965 et 1968, le 5è (après Messiaen, Stockhausen, Varèse et Scherchen) étant consacré à Cecil Taylor
[8] Source : Kenneth Silverman, Begin Again: A Biography of John Cage, Knopf, 2010.
[9] ibidem.
[10] ibidem.
[11] Aplomb, Vand’Oeuvre, VDO1542, 2015
[12] John Cage parlant en français sur les ondes en 1976 lors de la présentation du livre Pour les Oiseaux avec Daniel Charles