Texte pour les notes du livret du disque Pages Electriques de Christelle Séry, paru sous l’étiquette Onze Heures Onze en 2019

Nous le savons, nous vivons une époque paradoxale et le monde musical n’échappe pas au contexte qu’il subit et auquel il participe par défaut. Certains artistes se tiennent à la lisière du paradoxe, tenant coûte que coûte à préserver le goût de l’aventure, du partage et de la transmission tout en s’adaptant aux difficultés sociales du moment. Mais toute une génération particulière d’artistes et en particulier de musiciens retrouvent le geste d’une génération précédente, celle qui dans les années 70 a affirmé une forme de fierté des créateurs, je pense à la génération issue de l’« académie » mais faisant feu de tout bois, à savoir des artistes comme Vinko Globokar, Heinz Holliger, Michel Portal, Jean-Pierre Drouet, Joëlle Léandre, Bernard Lubat, etc. qui mènent une activité d’interprètes, de compositeurs et d’improvisateurs pour certains. Une manière d’être sur le terrain du sonore, l’arpentant par tous les chemins possibles, tracés ou à ouvrir, se jouant des codes et questionnant la bienséance. Aujourd’hui, peut-être de manière moins exubérante, se perpétue ce désir et ce goût pour l’exploration musicale, goût d’autant plus nécessaire qu’il est de plus en plus poussé dans les marges par l’extraordinaire puissance commerciale des musiques populaires adossées au marché mondial imposant sa doxa partout où c’est possible, c’est à dire sur la quasi majorité de la planète. 
La démarche de Christelle Séry s’insère au cœur de ce mouvement de curiosité avec, comme simple rappel, une invitation à une écoute étonnée. Le programme présent sur cet enregistrement reflète une discrète volonté de trouver une distance nouvelle d’avec nos habitudes d’écoute concernant un instrument à l’histoire profondément enracinée dans les musiques populaires et portée par des « héros » légendaires : la guitare électrique. Ces « héros » ont déjà exploré les possibilités extraordinaires que permet l’usage du signal électrique et des capteurs électromagnétiques qui lui servent de « micros » ; ils ont et continuent d’explorer l’impact physique que permet la puissance due à l’amplification. Selon son parcours d’auditeur, on peut avoir dans l’oreille les tours et détours empruntés par des figures telles que Jimi Hendrix, Pete Townshend, Frank Zappa, Jeff Beck ou encore Eddie Van Halen et David Gilmour mais on peut évoquer d’autres figures telles que Elliott Sharp, Keiji Haino, Keith Rowe, ou plus récemment Nina Garcia. C’est dire qu’on écoute la guitare électrique avec des attendus, avec ses clichés aussi, considérés comme l’identité supposé de l’instrument pourtant sujet à bien des manipulations diverses et variées, qu’elles procèdent de la multiplication expressive ou de la soustraction générative. Ici, l’oreille est prise à son propre jeu : reconnaître et ne pas reconnaître. Nous sommes comme forcés d’abandonner toute attente tout en gardant nos références comme toile de fond. Tantôt s’abandonner à la familiarité, tantôt se laisser surprendre par les décalages subtils à l’intérieur même de celle-ci, par le fait d’une articulation différente. On se retrouve bousculé au cœur même de ce qui nous rassure, reconnaissant les sonorités tout en étant perturbés par la forme et les tournures que prennent les différentes compositions, écoutant d’une oreille neuve des « objets sonores » pourtant bien répertoriés dans nos habitudes. Christelle Séry y ajoute sa touche de clarté, elle qui d’un élan précédent avait publié ses « Pages Acoustiques » venant maintenant répondre au présent enregistrement. Entre les deux, une même approche attentive, l’interprétation comme cheminement et maintenant la composition, les deux gestes comme l’affirmation de se tenir à l’œuvre et à l’écoute des sons agissants d’où naît une fierté d’être musicienne, avec l’élégance d’une juste discrétion.