Ecrit en novembre 2014, texte du livret du disque Aplomb, en duo avec Michel Doneda, paru en sur le label Vand’oeuvre (VDO 1542) en 2015.

C’est je pense en 1984 que j’ai vu et entendu Michel Doneda pour la première fois, non pas en direct mais sur l’un des deux moniteurs vidéo installés sur les côtés de l’espace scénique du fameux Théâtre Dunois, sis à l’époque au 28 rue Dunois à Paris, où défilaient chaque semaine les artistes les plus époustouflants de la scène de ce qu’on appelait la free music. Nelly Le Grévellec et Sylvain Torikian, créateurs de ce club devenu mythique pour beaucoup, avaient eu la bonne idée de filmer les concerts qui s’y déroulaient, lesquels étaient diffusés avant celui auquel on était venu assister. Michel jouait dans cette vidéo avec le chanteur Beñat Achiary et je fus immédiatement capté, hypnotisé, par ce qui s’y passait. Ce que je t’entendais semblait s’accorder à un bruit de fond personnel où la question des origines est sans cesse présente. 

A l’aplomb du vide. Le vide comme sérénité, à la fois prêt à disparaître et prêt à bondir. 
Le vide se vidant. Le vide et toute notion de vacance et de vacuité s’effaçant dans l’étonnement de l’observation.

Emu et étonné, je suis allé demander à Sylvain Torikian qui étaient ces deux musiciens qui m’étaient apparus tels deux bardes intemporels. Sa réponse fut à peu près celle-ci : « Ah, ce sont deux musiciens du sud-ouest, du pays basque je crois ou de Toulouse, je ne sais plus très bien ». Cette réponse pour le moins imprécise fut comme le premier coup de bâton de marche sur le chemin que j’allais suivre jusqu’à aujourd’hui, avec comme premier pas l’idée de quitter Paris, idée qui fut curieusement confirmée peu de temps après par le visionnage du film de Jean Eustache : Mes petites amoureuses. A l’opposé des artistes du music-hall qui souhaitaient monter à Paris, je ressentis plutôt l’appel de la province… 

Mais aussi surgissement de l’acte sonore comme un acte électrique et chimique, organique.
Constater les conséquences du son actif.

Une année plus tard, je rejoignais Daunik Lazro au sein de la Compagnie du Hasard de Nicolas Peskine pour les besoins d’une pièce écrite par Boudjema Bouhada. Début 1986, tous deux rencontrent Michel dans ce même Théâtre Dunois et lui demandent de se joindre à la troupe pour une tournée dans le sud ouest de la Pologne avec une pièce de théâtre de rue écrite et mise en scène par Nicolas Peskine, Sarabande. C’est dans cette région montagneuse et rurale de la Pologne communiste, que nous avons pour le première fois mêlé nos sonorités et nos intuitions musicales, pressés par les circonstances présentes : jouer en plein air parmi une foule nombreuse dans les ruelles des villages autour de Jelenia Góra.

Se tenir dans l’interstice entre l’acte négatif (défaire) et l’acte en négatif (non-faire), témoins et du silence et du son, de ce qu’ils font. 
Eux seuls sont à l’œuvre.

J’étais éberlué de jouer avec ces deux musiciens. Daunik Lazro m’avait littéralement ébloui quelques années auparavant lors d’un concert en solo. Je suivais ses concerts en région parisienne comme un véritable fan. Cela constituait une grande part de mon éducation musicale au sujet de l’improvisation en parallèle à mes études au conservatoire puis à mes débuts de percussionniste dans des ensembles de musique contemporaine. Dans les ruelles polonaises, balayées peut-être par un air radioactif quelques mois seulement après la catastrophe de Tchernobyl, nous avons forgé ensemble un son puissant et cuivré, oscillant entre un folklore revisité et l’urgence d’un free jazz personnel.

A l’aplomb du point invisible et ludique où le son agit et cesse d’agir, avant que ça fasse de la musique et à l’écoute de la musique que ça fait. 
Une musique à la lisière, sans autre origine que celle de l’instant dont l’expérience – répétée, ressassée – a déposé un sédiment vivant.

1988, déménagement à Toulouse avec famille et bagages où vivait Michel. C’est le début de l’aventure collective de La Flibuste qui durera jusqu’en 2003, une aventure portée avec des personnes et des personnages insensés : d’abord Martine Altenburger, Serge Pey, Michel Raji, Dominique Regef, Michel Mathieu, Ly Thanh Tiên puis Philippe Besse, Jean-Léon Pallandre, Marc Pichelin, Laurent Sassi, Béatrice Slasak, David Chiesa, Fabrice Charles, Vincent Geais, Valérie Métivier, Christian Monsarrat, Steve Robins, Pierre-Olivier Boulant, Guillaume Blaise et bien d’autres… Avons-nous vraiment parlé de musique et d’art pendant toutes ces années ? Pas vraiment. Seule l’action nous importait et les moyens de la rendre possible. Aujourd’hui, parlons-nous de musique Michel et moi après toutes ces années de pratique ? Pas plus.

Sans démêler l’air, la terre et la sensation de pesanteur, jouer à tout entendre dans la vélocité du mouvement double de l’acceptation et de l’esquive, soumis à la réalité de la matière.
Matière d’air, sans possibilité d’empreinte et d’appropriation, frémissant à peine, jamais perturbée.

Et pourtant, nos manières d’envisager l’écoute et d’envisager l’improvisation n’ont cessé de dialoguer au point de se confondre naturellement dans l’acte de jouer ensemble. Nous nous sommes reconnus frères « coréens » dans l’imagination amusée d’une vie antérieure. Cependant, ce que nous avons joué, nous ne le jouons plus, notre entendement commun ayant glissé plus au cœur de l’émergence du son et de ces agissements. Nous n’appartenons plus à la musique. Nous ne possédons rien de notre histoire commune que l’évidence et la vacuité d’une discipline.

Au premier contact avec l’écoute, non pas un air reconnu mais la reconnaissance d’une racine sans commencement.
Brutalité des formes, âpreté des textures, soudaineté des sursauts ? Il n’y a plus d’adjectifs.

Le même jour, en 2010, nous avons tous deux publié (Editions Mômeludies – Collection Entre-Deux) nos réflexions sur cette discipline. Ces deux petits ouvrages se complètent, s’emboîtent et s’invoquent comme un choral. Mais bien en deçà des mots que nous prononçons, nous nous retrouvons dans le tremblement de la présence au son et au silence, loin de toute idée esthétique, rivés aux contingences du son, à ses mouvements et à ses repos.

Laisser l’écoute écouter.